Le chemin de l'art

“It's time to update the firmware, start patching and see where the Muse leads us if anywhere. And possibly, maybe, produce something that moves me and inspires me. Go on a journey, make some art.”
Matthew Colville, Art vs Existential Dread

De même que je ne sais pas pourquoi j’ai un besoin de création, je ne sais pas vraiment pourquoi j'écris cet article. Peut-être est-ce pour explorer les racines de ce besoin, ou simplement pour partager la plénitude que je peux ressentir quand je fais de l’art.
En tout cas je sais quel est le déclencheur qui m’a fait démarrer la rédaction. C’est une convergence de vidéos, textes, discussions virtuelles et réelles.
La citation en tête de cet article, ainsi que les autres citations en anglais dans la suite, sont extraites de la vidéo de Matthew Colville que vous pouvez trouver ici: https://www.youtube.com/watch?v=lkTAC-8-BL0. Cette vidéo aborde presque tous les sujets évoqués ici, même si j’avais envie d’en creuser certains et de personnaliser le propos.
Je suis auteur de fictions, de scénarios pour jeux de rôle, joueur et meneur de parties.

La place de l’art dans nos vies

Peu nombreux sont les artistes qui peuvent se consacrer pleinement à leur art. Et d’abord car il est difficile, dans les structures économiques actuelles, de valoriser cette activité et de pouvoir en vivre.
Pour celles et ceux qui ont la chance de pouvoir le pratiquer, l’art est donc d’abord un “hobby”. Dans mon cas, comme pour beaucoup, il vient après ma famille, mon travail et mes tâches ménagères.
Pour autant c’est un vrai besoin auquel je ne peux échapper. Cela me manque si je ne peux le pratiquer.
Il me semble que ce besoin est partagé par beaucoup d’entre nous, parfois inconsciemment.
Malheureusement, notre monde étouffe ce besoin de diverses manières, notamment en en créant une myriade d'autres, chacun avec son urgence à être satisfait.
Je ne crois pas en Dieu, mais si nous partageons un trait avec les êtres supérieurs que nous avons imaginés, c’est bien celui de la création. Aucun humain n’est omniscient ou omnipotent, mais quasiment chaque femme et chaque homme peut créer. En ce sens, priver l’humain du temps qu’il peut dédier à la création, étouffer ce besoin, n’est pas seulement un état de fait “triste” ou “dommageable”, c’est un acte sacrilège.
Attention, cette sacralisation de l’art ne peut avoir qu’un sens gnostique. L’art n'est pas l'apanage d'élus. Je ne crois pas au génie. Tout le monde peut s’exprimer, le faire à travers un art requiert tout au plus un peu de travail. En cela l’art n'est pas supérieur, par exemple, à l’artisanat ou à n’importe quelle autre technique.
Exercer l’art peut signifier la désobéissance. Votre travail alimentaire peut drainer votre énergie et réduire votre disponibilité intellectuelle. Aménager du temps pour la création peut signifier pirater du temps de travail. Parfois du temps de sommeil. Parfois c’est impossible car pouvoir pirater du temps de travail suppose une forme de privilège: ne pas être soumis à une surveillance trop étroite ou à des cadences importantes.
L’art peut aussi être une zone de confort, un endroit où vous êtes en sécurité. Où vous pouvez vous livrer sans risquer le jugement, en tout cas pas tant que vous ne montrez pas vos œuvres. Vous pouvez y exercer tout le contrôle qui vous est refusé à l’extérieur.
Le contrôle n’est un gros mot que si on parle d'aliéner autrui. Autrement, le contrôle est ce qui vous permet de créer du sens (car les paramètres d’entrée viennent de vous). Votre espace créatif est la plus petite zone sur laquelle vous pouvez espérer avoir un contrôle total, et donc votre plus petite unité de sens. Le quantum de votre identité.

“Often the world outside seems insane, unfixable and deeply deeply anti-human. And inevitably we feel powerless and this can lead to some very dark thoughts. I don't have a solution, I don't have a cure. Do not trust anyone trying to sell you a simple solution to a complex problem. But I know that making something, creating something makes a difference. It makes a difference to my state of mind, and sometimes art changes the world because it can change how people think and feel.”

Se reconnaître

J’ai le sentiment qu’il n’y a pas, ou très peu, de personnes n’ayant rien à dire ou à montrer.
Je me souviens de cet ami qui avait dessiné un magnifique personnage au dos d’une feuille de notes. Ou bien de ce camarade de promotion, passionné de design et de mode, qui m’avait vu gribouiller un vague croquis accompagné de fragments de narration, en cours d’anglais. Il m’avait lancé: “Tu es un peu un artiste, non?”. Un peu mon neveu! Et toi aussi, même si tu ne t’en rendais pas compte.
Peu de personnes en revanche, même lorsqu’elles pratiquent l’art, osent se revendiquer artistes. Sans doute parce que la société sacralise (dans le mauvais sens) ce statut, et lui donne aussi une dimension académique.
Pourtant, l’art est avant tout une intention et une pratique. Ainsi, bien que se limiter à ses intentions et pratiquer ne vous garantira pas de produire quelque chose d'intéressant (qui peut vous toucher ou toucher d'autres personnes), cela n’en restera pas moins une production artistique.

L’art par et pour la pratique

“For most of us in the hobby I think the point is literally just to sit down at your instrument, start from scratch, patch some modules together and see where it leads you. To have an experience, in other words. Not make a song, not produce a product.”

L’art produit de nombreuses œuvres, permettant même à un certain nombre de personnes d’en vivre. Pour autant, la production de travaux finis n’est pas requise pour pratiquer l’art.
Même s’il existe une satisfaction indéniable à achever une œuvre, ce n’est pas du tout un critère permettant de définir un artiste. De même qu’un ingénieur n’ayant pas terminé un projet ou une étude est un ingénieur, un auteur n’ayant jamais publié est un auteur, un peintre qui n'est pas exposé est un peintre etc.
J’écris tous les jours ou presque, et toute ma production ne termine pas dans des œuvres publiées (et je parle d’auto-publication). Même si mes textes ne sortaient jamais de mes carnets, je serais tout de même un auteur.
Comme déjà mentionné, in fine l'intention et la pratique suffisent pour faire de l’art. Cela peut ne pas être suffisant pour atteindre un certain niveau de qualité, mais c’est un autre sujet.

L’art et la matérialité

“People ask: can't you do all this with a computer? And the answer is yes [...] But that is not how I choose to make music because I find wiggling these knobs and plugging in these cables infinitely more fun and rewarding than clicking a mouse. It brings me comfort.”

La sensation de contrôle et de “libération de la pensée” (dit simplement, extérioriser des idées qui vous trottent dans la tête, les voir se matérialiser et exister en-dehors de vous) est dans mon expérience amplifiée par l’aspect matériel de la pratique de l’art. J’ai l’impression qu’il est plus agréable de manipuler un instrument de musique qu’un ordinateur, de remplir des feuilles et carnets plutôt qu’un traitement de texte, d’avoir un geste de peintre ou de dessinateur (même si c’est sur une tablette graphique).
Je ne crois pas que la matérialité soit une condition nécessaire à la pratique, et même à la transmission de l'œuvre (car le conte, par exemple, est un art sans matérialité). Je remarque simplement que la matérialité me réconforte.

L’apprentissage de l’art

“And almost as much as I love the experience of making new sounds and music and textures with this thing, I love learning about how music works.”

La pratique régulière apporte presque toujours une amélioration de la production, même si “amélioration” peut avoir de nombreux sens. J’apprends énormément en écrivant jusqu’à obtenir l’effet escompté. Il m’arrive de consulter de la théorie à ce sujet (structure du récit, théorie du jeu de rôle, gameplay), mais la plupart de mon apprentissage provient de deux sources.
La première est constituée par les retours, écrits ou oraux, de mes lectrices, lecteurs et joueuses, joueurs.
La deuxième est une analyse des œuvres fictionnelles que j’aime, que cela soit des romans, nouvelles, jeux de rôle, jeux vidéo. Je liste d’abord ce que j’apprécie au sujet de ces œuvres (c’est sans doute la partie la plus difficile), puis je me pose la question de savoir comment l’auteur est parvenu à obtenir cet effet. Par exemple:

  • Comment Gustave Flaubert décrit la splendeur dans Salammbô?
  • Comment Oscar Wilde dépeint le personnage de Dorian Gray à travers les yeux des autres protagonistes?
  • Comment Ray Bradbury mêle onirisme et fin du monde pour créer l’atmosphère des Chroniques martiennes?
  • Comment Clive Barker utilise le vertige logique pour renforcer la puissance d’évocation dans l’introduction des Livres de sang?
  • Comment Livia Llewellyn traduit des angoisses existentielles à travers l’horreur corporelle dans les nouvelles de Fournaise?

J’arrive à la fin de cet article, qui est une compilation de réflexions simples et n’aura pas de véritable conclusion. Il n’est pas prescriptif, peut-être un peu revendicatif, même si ce n'est pas non plus un manifeste.

 

Commentaires

  1. "En ce sens, priver l’humain du temps qu’il peut dédier à la création, étouffer ce besoin, n’est pas seulement un état de fait “triste” ou “dommageable”, c’est un acte sacrilège".
    Voilà une phrase avec laquelle je suis on ne peut plus d'accord. L'acte de création est essentiel pour donner un sens à nos vies. Qu'il soit au travers de l'art, de l'artisan, de la réalisation d'une tâche manuelle entrainant un accomplissement (j'exclue par là les tâches proches du travail à la chaîne). Je suis intimement convaincu que c'est cette aptitude à créer, innover, pratiquer une forme d'art est ce qui nous distingue de l'animal. L'homme a su créer une société, créer des outils, des concepts, de l'art, et c'est cela qui l'a élevé.
    En ce sens, je pense qu'une vie sans création est une vie vide de sens. Locus, le dit avec raison, tout le monde peut créer. Et personnellement, je n'ai jamais autant de satisfaction que lorsque je pratique l'"acte de création", généralement à travers ces formes d'art expliqués plus haut (l'écriture de scénarios, de campagne, la réalisation d'une illustration, d'une peinture ou de modélisme (sculpture)), mais aussi d'une forme d'artisanat (la part manuel de mon métier).
    Une époque de ma vie fut vide de cette création (une thèse purement intellectuelle et peu gratifiante ou constructive avec peu d'à côté, faute de temps à "pirater"). Et elle fut la moins "heureuse" de mon existence. Il en est de même pour nombre de personnes de ma vie que j'ai pu côtoyer qui ont traverser des moments plus ou moins sévère de dépression. Ces phases (généralement longue pour eux) ont toujours été vide de créations, de réalisation, d'accomplissement.
    La pratique de l'art est un moyen nécessaire à l'homme pour s'exprimer, se dépasser, se transcender. Une exutoire face aux frustrations et incompréhensions de l'existence. Sans l'art et la création, l'âme, l'être intérieur (donner le nom que vous souhaitez) étouffe et s'atrophie. La pratique de l'art, quelque soit sa forme ; et tout le monde peut le faire à son degré de maîtrise (il ne faut pas chercher de concurrence dans ce domaine) ; est l'une des conditions sine qua non à une forme d'épanouissement personnelle.
    Sur ce, je m'en vais reprendre mon chemin.

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