Du “game design” au “conversation design”

Le jeu de rôle (jdr) n’est pas un jeu. Derrière cette affirmation provocante (et de mauvaise foi) ne se cache pas une vérité mais un angle de conception.

C’est le premier article sur le sujet, qui va être creusé. Il faut le prendre comme le début d’une réflexion encore en cours. C’est donc parfois lapidaire et superficiel.

Place du jdr dans le paysage des activités sociales

Où l’on montre que l’on peut contester la pertinence d’identifier le jdr à un jeu.

Le but est de critiquer l’approche “game design” pour le jdr. J’adopterai donc ici une définition un peu restrictive du jeu, qui est celle faisant généralement l’objet du game design. A savoir: Un jeu fait monde à part, et se pratique en suivant un ensemble de règles.

Il y a peu de doutes sur le fait que le jdr fasse monde à part. Par contre, s’il contient des règles, force est de constater que celles-ci n’ont pas le même rôle, la même portée et la même prévalence que dans les autres jeux.

Dans un jeu (autre que le jdr), les règles cadrent et précèdent les actions des joueurs. Ainsi, le joueur qui a les pions blancs aux échecs n’a que 20 actions possibles pour ouvrir la partie. S’il fait autre chose, c’est un mouvement invalide (erreur, tricherie ou hors jeu - comme se lever pour aller boire). Lorsqu'un joueur de jdr fait une proposition fictionnelle, par exemple pour faire agir son personnage, la proposition est en général complètement imprévisible, et son contenu n'est pas cadré par les règles. Les règles interviennent ensuite pour évaluer l’impact de la proposition sur le contenu fictionnel partagé, ou en générer plus etc. Il s'agit davantage de filtres ou de guides que de règles strictes.

Dans la vidéo “The TUNIC principle” de QuestingBeast (https://www.youtube.com/watch?v=j-ywPjMEtq4), le présentateur défend le fait que le jdr est mal nommé, car ce qui caractérise le jdr n’est pas le fait de jouer un rôle (aspect que l’on retrouve dans d’autres types de jeu) mais plutôt le fait que le jdr a des règles ouvertes (par oppositions aux règles prévalentes que j’évoque plus haut). Ceci appelle une question de mon côté: si les jdr sont les seuls jeux à règles ouvertes, pourquoi les considérer comme des jeux? C’est une possibilité, mais cela suppose de créer une catégorie de jeux de société à part entière dédiée aux jdr, et donc d’étendre le définition du terme jeu.

Un autre argument en défaveur de l’appartenance des jdr à la catégorie des jeux: ils sont concrètement moins proches des autres jeux que de plusieurs formes d’activités humaines comme le théâtre d'improvisation, le conte etc. Le jdr est une activité créative. Et la plupart des activités créatives ne sont pas vues comme des jeux, car le fait de créer les exclue du côté “improductif” qu’on attribue traditionnellement aux jeux.

Pour finir, et de mon point de vue, le jdr est avant tout une activité sociale “plaisante”. Il s’agit, plutôt que de spécifiquement "jouer", de prendre du plaisir dans une activité commune, comme par exemple une conversation, un repas ou une promenade.

Conversation design

Où l’on aborde l’intérêt de se détacher du game design pour la conception de jdr.

Nous allons ici nous attacher à une définition très minimale du jdr.

Lors d’une partie de jdr, les participants vont tour à tour émettre des propositions concernant la fiction partagée (ces propositions seront validées ou non, modifiées, etc, mais ce n’est pas le sujet ici). Je propose pour la suite de cet article de considérer le jdr non plus comme un jeu, mais comme une conversation, sur un sujet fictionnel, que l’on essaie de rendre plaisante.

La conversation peut contenir des challenges ludiques, mais elle est plus large que cela.

On peut donc aborder la création de jdr non pas sous l’angle du “game design”, mais sous celui du “conversation design”.

L’intérêt de ce décalage est de considérer la conception de jdr avec des critères différents. Le “game design” va se concentrer sur les objectifs et les challenges (et, il est vrai, l’expérience esthétique et morale). Le “conversation design” va se concentrer sur le fait de rendre la conversation plaisante.

La question n’est plus: “Quelles sont les règles qui vont créer la conversation?” mais plutôt “Comment agréablement guider la conversation vers les thèmes et l'esthétique du jeu, en favorisant l'implication des participants?”

On cherche à générer de l’intérêt, plutôt que de l’amusement.

Pour l’instant, j'identifie trois éléments pour avoir une conversation plaisante: les propositions stimulantes, la participation et le rythme.

Les propositions stimulantes visent à générer une implication à travers la stimulation intellectuelle et ou émotionnelle provoquée par une proposition.

La participation est la notion la plus simple. Il s’agit de ne pas laisser des participants hors de la conversation. Simple à énoncer, parfois difficile à exécuter.

Le rythme est une notion temporelle: durée, répétition, boucles. La conversation dans son ensemble est-elle monotone ou répétitive? Comment les propositions se renouvellent-elles?

Racines théoriques et jdr existants

Bien sûr, les éléments de l’approche décrite plus haut existent déjà. Elle n’est pas, à ma connaissance, décrite en ces termes, mais a influencé et influence encore la conception de jdr.

Certains efforts de “The Forge” allaient dans ce sens. Par exemple, les jdr PbtA rendent beaucoup plus explicite le lien entre “système de résolution” et “conversation sur la fiction”. La conversation déclenche des résolutions d’actions, qui elles-mêmes génèrent de la conversation.

La définition minimale que j’adopte du jdr (échange de propositions sur le contenu fictionnel malléable partagé) est à rapprocher du “maëlstrom” de Romaric Briand.

Enfin, on peut faire le lien avec les éléments de jeu à haut potentiel ludique, tels que décrits dans le podcast des Voix d’Altaride sur le sujet (https://www.youtube.com/watch?v=F9FhzB-fUIg). Les critères de l’intérêt d’un élément de jeu (concis, percutant, ouvert) s’appliquent bien au concept de “proposition stimulante” évoqué plus haut. Par contre, les types d’éléments de jeu (échelles, clés, accroches, enjeux) ne seront peut-être pas tous retenus dans le “conversation design”, ou bien seront vus sous un autre angle.

Racines personnelles: anxiété sociale

Le besoin de comprendre et de cadrer les conversations (et plus généralement les interactions sociales) est un sujet important pour moi.

En effet, mon anxiété sociale ne me permet d’aborder ce genre d’interactions qu'avec beaucoup de préparation, ou en cas de rencontre impromptue, beaucoup d’artifices et de manœuvres bien rodées.

Comment cadrer et aborder des conversations, participer sans prendre trop de place, faire des propositions intéressantes sont des questions porteuses d’angoisse dans ma vie.

Je fais cette confession dans le but d’indiquer mon expérience pratique dans le domaine mais aussi un potentiel biais dans mon approche du jdr.

Portée politique

Se débarrasser de la notion de jeu dans la conception d’un jdr a également une signification politique.

En s’écartant du jeu, on s’éloigne de son ADN compétitif. Je sais qu’il existe de nombreux jeux coopératif, mais ce n’est pas la majorité de l’offre (cela peut se discuter pour la demande). Par exemple, considérons le top 10 des ventes de jeux de société de juillet 2024 chez Philibert (https://www.philibertnet.com/fr/blog/articles/les-jeux-de-societe-les-plus-vendus-en-juillet-2024). Les 6 premiers jeux sont des jeux compétitifs ou proposant au moins un mode de jeu compétitif. Les 7ème et 9ème jeux seulement sont des jeux coopératifs. Autre fait significatif: lorsqu’il s’agit d’un jeu coopératif, cela est indiqué dans la description courte au sein du top 10. Quand rien n’est indiqué, c’est un jeu compétitif, comme s’il s’agissait du mode par défaut.

Un jeu compétitif présente une restriction de l’imaginaire. On ne peut pas placer dans son cadre un récit autre que celui de la compétition, puisque par construction les joueurs sont là pour surpasser les autres.

Et comme par hasard, le récit compétitif est le récit dominant de l'ordre établi.

Je n’ai rien contre l’existence même de jeux compétitifs. Je dis simplement qu’ils ne peuvent prétendre refléter tout notre imaginaire ou nos aspirations.

Si vous souhaitez creuser les moyens de penser en jdr contre les imaginaires dominants de notre monde, je vous recommande la lecture des deux essais de Paul Czege, "The ink that bleeds" et "Inscapes". 

Applications au design de “Papillon/Tonnerre”

Toute cette théorie, c’est bien beau, mais comment se traduit-elle au niveau de la conception de jdr?

Je peux donner un exemple concret avec mon jdr en cours de conception, Papillon/Tonnerre.

Ce jeu a deux mécaniques chiffrées: l’une est une mécanique de points d'action et de chronomètre, donc typiquement une mécanique de rythme.

L’autre est une jauge de relation:

  • Un joueur peut choisir de la vider pour déclencher un flashback de relation. Cela signifie qu’il a l’inspiration pour créer cette nouvelle scène. C’est donc une mécanique de participation.
  • Il peut choisir de lancer le dé: s’il réussit, la jauge est légèrement entamée. Donc les scènes en cours continuent, favorisant les suites de succès. C’est une mécanique de rythme.
  • S’il échoue, la jauge est plus sévèrement entamée, rapprochant la conversation d’une scène de flashback. Cette scène va décaler le propos et recréer du rythme en dehors de la dynamique d’échec.

(non) Conclusion

Je m’excuse de ne pas avoir de conclusion pertinente à ajouter ici, mais la réflexion est en cours et ouverte. Son partage plus large m’amènera peut-être à l’amender ou la rejeter. Mais je souhaitais tout de même poser ce jalon, car c’est un point de vue qui m’a permis d’avancer dans ma vision du jdr et de son design.

Commentaires

  1. Une réflexion intéressante, que j'ai eu en créant mon entreprise, afin de pouvoir proposer mes prestations liées à la découverte du jeu de rôle. Les formats classiques s'avéraient bien trop lourds, je menais déjà depuis longtemps en improvisation, j'ai donc développé des systèmes légers, soutenant l'interprétation plutôt que la simulation. Après plusieurs années de pratique, je note que mon public-cible de novices parfois même pas geek aiment avoir un dé à lancer, dans mon cas des jetons à négocier, en tout cas une gamification de ce qui reste généralement un récit en narration partagée. De fait, les corpus de règles n'ont aucune importance pour ces nouveaux rôlistes.

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    1. Merci pour ce commentaire. C'est un parallèle intéressant que tu fais. Je comprends le fait que tu doives t'éloigner des formats classiques pour te concentrer sur des éléments que tu mets plus sur le plan de la conversation.
      Par contre, là où je vais nuancer (et peut-être préciser le propos de l'article), c'est que pour moi cela n'a pas de lien avec la complexité. Je parle en général, car je ne nie pas le fait que dans l'expérience que tu décris tu es aussi allé vers plus de simplicité. Ce que je veux dire, c'est qu'on peut créer un système de conversation (un "conversation design" comme je dis dans l'article) complexe. Et aussi simulationiste (dans le sens où on cherche à émuler une esthétique particulière avec un système, pas dans le sens moteur de simulation physique). Malgré cette nuance, j'admets quand même que laisser tomber un certain nombre de mécaniques ludiques peut fluidifier la conversation. En ce sens je te suis.
      Enfin, très intéressant ton point sur les dés et jetons. Deux choses me viennent en tête:
      - si on présente le jdr comme un jeu, alors on crée une attente de jouets
      - les dés et jetons sont des objets ludiques certes mais peuvent être des outils de régulation de la conversation aussi (tels le bâton de parole ou le marteau du juge)

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