Mécaniser plus (partie 1/2)


Pourquoi cet article?

Cet article est un retour d’expérience sur le sujet suivant: comment les mécaniques de jeu peuvent-elles aider la table à améliorer son expérience et pousser l'histoire et les personnages en avant?
Bien que le sujet soit lié, il s’agit d’aller plus loin ici que les réflexions de l’article fondateur du principe “system does matter” (“le système EST important”) [1]. En effet, celui-ci parlait plutôt de l'importance du système en ce qu’il pouvait raccrocher le jeu à une des catégories LNS [2], classification clairement discutable et sûrement dépassée. Ici on prend plutôt le biais d’accepter le fait que nous pouvons avoir besoin d’un cadre mécanique pour gérer toutes sortes d’aspects de la partie de jeu de rôle.
La partie 1 (le présent article) pose les principes généraux. La partie 2 (article à venir) détaillera un exemple tiré de la dernière campagne que j'ai menée.

Définitions

Système: ici on parle du corpus mécanique joué, c'est -à -dire des règles explicites. C’est une définition volontairement restrictive.
Narration: ici on parle de tout ce qui est raconté sans aide mécanique. Ou du moins avec un ensemble de règles très limité du type “ce qui est dit par un personnage fait partie de la diégèse, ce qui est décrit par le meneur également, etc.”.

Pourquoi chercher à mécaniser plus?

Couramment, les règles régissent avant tout les actions des PJ, mais aussi leur évolution mécanique (et donc en fait leurs futures actions) et une partie de leur état (vie, énergie, stress, relations…).
Dans nombre de jeux dits “traditionnels”, les angles morts de la mécanique d’un jeu vont concerner les domaines suivants:

  • Les mécaniques de challenge ou de scène: il s’agit ici pour les PJ de résoudre un problème ou franchir un obstacle, ce qui est en général plus large qu’une simple action.
  • Les mécaniques de session: on parle ici de ce qui structure une session, ou fait progresser les PJ de scène en scène. Mais aussi les mécaniques d’ouverture et de fermeture de session.
  • Les mécaniques de campagne: on parle ici de ce qui structure une campagne, ce qui fait progresser de session en session, de scénario en scénario, les mécaniques qui permettent d'ouvrir et fermer une campagne.

Les aspects listés ci-dessus sont dans la grande généralité des cas gérés uniquement par la narration. Plus précisément:

  • Le challenge ou la scène passe par des descriptions de lieux et personnages, d’actions ou encore de prises de parole. Par exemple, les PJ se font une idée de la puissance d’un monstre à travers sa description, voire à travers les effets de ses actions.
  • On passe d’une scène à l’autre par des descriptions de voyage, l’ellipse d’une nuit de sommeil, etc.
  • La campagne est souvent ouverte (outre la création des personnages, il est vrai en partie mécanisée) par une description du contexte ou de la situation de départ.

Si cette manière de jouer convient, on peut légitimement se poser la question: pourquoi apporter des mécaniques dans ces aspects du jeu?
Longtemps, je ne l’ai pas fait, mais au fil du temps j’ai rencontré des situations dans lesquelles j’ai dû m’y résoudre.
Voici donc, dans mon expérience, les raisons qui peuvent apparaître.

  • La narration sans mécanique contient une part d’arbitraire qui ne convient pas à tout le monde. Dans le jeu de rôle Alien (Free League [3]), les attaques de créatures mortelles peuvent être tirées aléatoirement, ce qui soulage le/la MJ de la responsabilité de lourdes conséquences pour les PJ.
  • La narration seule peut aussi être considérée comme “gênante” dans certaines situations. J’ai en tête une mécanique de baiser amusante permettant de s’en remettre à deux jets de dés pour aider la narration [4].
  • La fluidité de la narration n’est pas constante et parfois, elle peut se tarir (fatigue, manque d’idées nouvelles, manque d’envie).
  • La tentation “immersionniste” de cacher les mécaniques derrière la narration peut en pratique diminuer l’agentivité des PJ (leur capacité à agir sur le monde de jeu) en les empêchant de voir des leviers potentiels pour leurs personnages. Il est intéressant de ce point de vue de considérer le système comme servant les joueurs et joueuses et pas seulement le/la MJ.

Dans ces cas, les mécaniques viennent inspirer ou générer la narration, voire la supplanter pour celles et ceux qui n’ont pas peur de sauter de temps à autre dans le métajeu et l’aspect tactique.
Penser la partie en terme mécanique pousse à intégrer les PJ à la réflexion. Les challenges moraux par exemple, pensés majoritairement en termes narratifs, peuvent être soutenus aussi par des aspects tactiques, qui peuvent être plus facilement identifiés par les joueurs et joueuses.

Où s’arrêter?

Pour autant, il ne suffit pas d’avoir de bonnes raisons d’utiliser ou d’ajouter des mécaniques. Il faut également éviter que celles-ci produisent l’inverse des effets escomptés ou encore des effets secondaires indésirables. En général on veut éviter:

  • Des mécaniques qui brouillent la narration.
  • Une complexité des mécaniques qui casse le rythme de la partie. J’ai constaté que la complexité perçue des mécaniques est très liée à leur mise en œuvre. Notamment, les outils permettant d'automatiser les règles (par exemple dans le cadre du jeu par table virtuelle ou VTT) effacent beaucoup la complexité éventuelle du système.
  • Des mécaniques qui font doublon avec la narration ou ont peu d’impact. Dit autrement: si le système est optionnel ou se fait oublier, pourquoi l’utiliser?

Comment mécaniser?

Nous avons maintenant défini un cadre pour mettre en œuvre les mécaniques qui conviennent à la table de jeu. Plusieurs options se posent alors:

  • Sélectionner un système existant (celui du jeu auquel on veut jouer s’il convient, ou un autre).
  • Modifier un système existant (ajouter et supprimer des règles, en importer d'autres systèmes, etc.).
  • Créer son propre système de bout en bout.

Toutes ces approches ont leurs avantages et inconvénients. Mon approche est en général la suivante:

  1. Je choisis un système de base, relativement léger, pour résoudre la plupart des actions.
    Ce système peut donner un “ton” général, mais il ne va généralement pas supporter la proposition ludique à lui seul. Je préfère avoir une base générique simple avec le ton voulu (par exemple Brigandyne ou F.A.C.E.S. de James Tornade [5]) puis affiner par la suite.
  2. J’ajoute des règles spécifiques si nécessaire.
    Par exemple, dans une précédente campagne Star Wars, un PJ avait un pouvoir de psychométrie (découvrir le passé d'un objet ou d’une créature par contact). J’avais ajouté une règle dédiée pour gérer ce pouvoir et notamment limiter son impact qui peut être assez important.
  3. Je réfléchis à des règles de scène que je teste à la session suivante.
    Par exemple, le fait de donner directement aux joueurs une difficulté globale chiffrée pour la scène (mécanique provenant de ICRPG [6]).
    Ce point est important pour moi, il m’évite la difficulté de penser “global et théorique” immédiatement. Penser “spécifique et pratique” permet de réduire le cadre du game design et de le rendre immédiatement applicable.
    J’appelle cette approche “ad-hoc”, “par session” ou “par mini jeux”.
    L’inconvénient peut être la multiplication des règles, mais ce problème disparaît si ces règles sont simples et utilisées peu souvent. Parfois, il s'agit de règles à usage quasi unique (mini jeux). L'usage unique permet de s'affranchir de la jurisprudence inhérente aux règles à utiliser sur la durée.
  4. Si nécessaire, je mets en place des mécaniques de progression de scène en scène ou de campagne.
    Des exemples classiques sont les fils d’indice (un indice qui pointe vers un autre), le parcours de cartes à hexagones (hexcrawl) ou encore les fronts et horloges des jeux PbtA [7].

Références

  1. System does matter (ici en français: https://ptgptb.fr/le-systeme-est-important).
  2. LNS (https://ptgptb.fr/le-lns-chapitre-2)
  3. Alien (https://www.legrog.org/jeux/alien)
  4. Dans Auntie Sassafras 3 de Metal Snail (https://metalsnail.itch.io/auntie-sassafras-3)
  5. James Tornade, Brigandyne (https://www.legrog.org/jeux/brigandyne) et F.A.C.E.S. (https://www.legrog.org/jeux/faces)
  6. ICRPG (https://www.legrog.org/jeux/index-card-rpg)
  7. Fronts en PbtA (https://pbta.fr/wiki/dungeonworld:fronts)

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